J’ai fini hier Dune, j’ai même écouté les appendices attentivement (est-ce que c’est surtout pour que Audible mette le livre en “terminé” ? Peut-être). La fin, avant l’appendice, est très étrange : elle prone la supériorité de la concubine sur la femme officielle, celle qu’on épouse uniquement pour la politique. Finalement, Dune serait plutôt l’histoire de Jessica, la concubine du comte Leto, plutôt que celle de son fils, le héros du roman, le Messie et chef de guerre, Paul Muad’Dib Atréides. Mais aussi : l’un des points faibles du livre est la description de l’amour qui lie certains personnages. Ces descriptions donnent l’impression que le narrateur est un robot qui ne peut décrire les émotions surtout par les expressions du visage, les intentions dans les voix, et les calculs froids que font les personnages. Mais je n’ai pas lu Dune pour l’intrigue amoureuse, d’ailleurs le sujet du livre n’est pas ça, quoique la fin laisse entendre.
Le sujet du livre, c’est la religion. La science-fiction est le domaine des scientistes, qui voient la religion, comme dirait mon copain, sous l’angle de l’adolescent athée condescendant. Ici, ce n’est pas le cas. En cela, Herbert est plutôt courageux : la religion n’est pas un sujet facile. L’autre forme de courage aussi, c’est que l’auteur montre la religion sous un grand-angle, dans le sens où il l’aborde sous l’angle de centaines de générations qui résultent en l’intrigue que nous lisons, qui elle est ramassée sur une dizaine d’années à tout casser. Les superstitions, les dogmes, les mystères et les légendes, toutes servent des buts bien précis, elles sont entrelacées de politique, de science (et surtout d’eugénisme), et permettent à des avancées scientifiques d’émerger. Par exemple, les transformations écologiques sur la planète aride Dune ne sont possibles que par l’endoctrinement des autochtones, les Fremens, dans une religion faite de règles cruelles qui imposent l’assujettissement à la tribu comme seul salut possible.
Le roman reprend des mots de toutes les religions, entre le jihad, la bible catholique, les pogroms… Le futur que décrit Herbert est une sorte de mélange, une soupe de toutes nos croyances actuelles. En cela c’est plutôt réaliste : c’est un peu ce que nous sommes, par rapport à nos ancêtres en Judée en 60 après JC. Paul, Jacques ou Pierre seraient bien surpris de découvrir qu’il n’y a pas qu’une seule Eglise de Jésus, mais bien une bonne douzaine. Je me demande ce qu’ils penseraient de l’Eglise des Mormons par exemple, c’est évident qu’ils y verraient de la science-fiction, qu’ils seraient déphasés comme moi quand je lis Dune.
Quand j’ai commencé à lire Dune, j’ai été très critique de son incapacité à décrire les personnages, leurs motivations et leurs émotions. L’évolution des personnages, c’est mon péché mignon dans la littérature. Tous sont calculateurs, tous ont des expressions du visage qui sont liées bien explicitement à leurs pensées : aucun ne fait preuve de mauvaise-foi, de spontanéité, de personnalité. On est un peu dans un jeu de Donjon et Dragons, où chaque personnage a sa carte de points avec son éducation, ses gènes, ses pouvoirs, et la somme de ces variables vont être l’unique raison des actions chez chaque personnage.
L’autre chose qui m’a dérangée, c’est qu’on m’avait vendu dans une émission de France Culture Vladimir Harkonnen comme le meilleur méchant de toute la littérature. Je n’ai vu en lui qu’un amas de clichés sur ce que les préjugés considèrent comme “mauvais” dans la société : il est gros, tellement gros qu’il a besoin de machine pour se mouvoir. Il a tout le temps faim, et toujours dans des moments inopportuns, comme s’il ne pouvait se contrôler. Il est homosexuel et pédophile, et à de multiples reprises il demande qu’on lui apporte un jeune esclave, un peu comme une autre sorte de repas. Et enfin il tire son pouvoir de son argent, comme un symbole d’un nouveau riche face à la famille du héros, les Atréides, qui représenterait plutôt l’ancienne richesse nobiliaire. En soi, il n’y a rien de créatif ici : beaucoup a déjà été dit sur le “queer-coding” des antagonistes. Pendant longtemps la seule source de représentation queer a été du côté des méchants, des malfrats, pour bien faire comprendre où est la norme et où est l’anormalité. Et là il est gros, vénal, sournois ET un prédateur homosexuel : je trouve que les ficelles sont trop grosses. Et je trouve ça un peu fort de café, surtout quand la polygamie est perçue plutôt positivement dans ce roman.
Mais malgré tout cela, j’ai vraiment apprécié la lecture de ce livre, et je pense que cela tient à la capacité à montrer à l’échelle humaine l’accumulation des actions des générations antérieures. Pour Herbert, les prophéties ne sont pas de beaux contes, ou des discours pour convaincre une population immédiate : elles vont préparer les générations suivantes. Sur Dune, une sorcière Bene Gesserit va préparer les Fremens (grosso modo, un peuple à mi-chemin entre le peuple juif et les peuples berbères) à l’arrivée de Paul Atréides en leur apportant une forme de prophétie, que le roman appelle “Légendes”. Des centaines d’années plus tard, cette légende permet à Paul et à sa mère de survivre chez les Fremens, mais aussi de les dominer.
Pour ainsi dire, notre prophète Isaïe ne serait pas un homme particulièrement inspiré, un homme de Dieu qui s’adresserait au peuple juif pour les réformer tout de suite : il aurait une vision du long-terme, et préparerait le peuple juif à l’arrivée du messie, de manière non seulement délibéré, mais froidement calculatrice. Mais c’est un peu la manière dont Herbert voit le monde : tout le monde est une machine à calculer dans Dune.
Dans l’un des appendices à la fin de Dune, il y a une sorte de rapport sur l’ordre des sorcières Bene Gesserit, surtout sur la “missionaria protectiva” et sur leurs calculs génétiques qui les amènent à créer le messie et surhomme qu’est notre héros. Ce qui est souligné dans ce rapport, c’est que l’ordre suivait des calculs à la lettre, mais sans vraiment savoir pourquoi, ou dans quel but. Génération après génération, les motivations de l’ordre ont été émoussées par le temps, mais l’ordre a continué à pratiquer ses règles, sans vraiment savoir où cela le conduirait. Leur supérieure, la révérende mère Gaius Helen Mohiam, qui parait quasiment omnisciente au début du livre, parait à la fin totalement dépassée, comme cassée.
Je me demande si les rabbins et les prophètes qui ont façonné le judaïsme ont eu de tels calculs, et tels actes délibérés. Quand d’abord Hillel et ensuite d’autres après lui établissent les bases du judaïsme de diaspora, le judaïsme rabbinique, le judaïsme sans temple, quand tous ces rabbins édictent les règles du repas rituel, le Seder, de Pessah, pensent-ils qu’un jour toutes ces règles continueront à unifier les juifs à travers le monde malgré les persécutions, et permettront, comme un effet papillon, à réétablir ces mêmes juifs, “l’année prochaine”, à Jérusalem ? Sont-ils si calculateurs et visionnaires qu’Herbert aimerait qu’ils le soient ?
Et nous, assis à la table du Seder, sommes-nous des machines cassées, qui répétons les programmes implantés il y a des centaines de générations en comprenant que vaguement les objectifs de nos programmateurs ?