Le Lys dans la vallée, la violence dans l’amour

Balzac, Finkielkraut et leurs coeurs sur notre table

Léa Bory
9 min readFeb 26, 2024

Ah ! si dans ces moments où je redoublais de froideur, vous m’eussiez pris dans vos bras, je serais morte de bonheur. J’ai parfois désiré de vous quelque violence, mais la prière chassait promptement cette mauvaise pensée.

Le 24 Février 2024, Alain Finkielkraut recevait dans son émission Répliques sur France Culture Victoire Tuaillon et Noémie Halioua sur le thème : “faut-il réinventer l’amour ?” Si la plupart de mes opinions concernant l’amour rejoignent celles de Victoire Tuaillon, féministe et créatrice du podcast les Couilles sur la table et le Coeur sur la Table, j’ai toujours eu une vague tendresse pour Finkielkraut, “Finkie” pour les intimes. Il m’avait réconciliée avec la Princesse de Clèves en rendant clair son langage amoureux et tortueux dans son essai Et si l’amour durait. Certes, ce vieux monsieur conservateur avait les opinions qu’on lui connait, mais il me donnait l’impression de connaître deux trois choses sur l’amour et la littérature.

L’écoute de l’épisode a donc été particulièrement pénible, comme assister à un repas de famille un peu trop tendu. J’ai dû arrêter l’écoute deux trois fois pour reprendre mon souffle. A la place de Tuaillon, j’aurais éclaté de rire, ou de sanglot, ou de colère. A un moment, j’ai caressé l’idée de boire une petite vodka à chaque fois que le mot “victimisation” était utilisé.

Ils en ont parlé (du féminisme avec Finkielkraut)

C’était particulièrement difficile à écouter justement à cause de la Princesse de Clèves. La Littérature avec un L majuscule est mise par Finkielkraut sur un piédestal. Il rugit de colère dès que Tuaillon la critique dans son ensemble, comme un cadre qui peut normaliser un nombre de comportements violents de la part des hommes. Non, il ne faut pas blasphémer contre un Dieu qui règne suprême et qui nous rappelle que malgré les dogmes idéologiques, il existe des histoires complexes et individuelles, tout en clair-obscur. La majorité des violences sont commises par les hommes ? Les études de l’Insee sur les répartitions des tâches ménagères entre femmes et hommes sont désepérantes ? Une femme a six fois plus de risque d’être quittée après le diagnostic d’un cancer qu’un homme, dans la même situation ? C’est plus compliqué que ça, dit Finkielkraut, car il existe… Henriette de Mortsauf dans le Lys dans la Vallée. En effet à la 19ème minute, il dit :

Puisqu’on parlait de littérature, un mot, ça va vous énerver Victoire Tuaillon, mais vous êtes prête à tout. Vous connaissez sans doute le Lys dans la vallée de Balzac. Madame de Mortsauf repousse obstinément les avances de Félix de Vandenesse et sur son lit de mort, elle lui écrit une ultime lettre où figure cet étrange aveux : “J’ai parfois désiré de vous quelque violence.” Voici le commentaire de Mona Ozouf: “Parfois, mais pas souvent ni toujours. Quelques violences mais pas toutes.” Alors cette subtilité là devient vraiment inaudible. Il n’y a plus de place aujourd’hui, à l’époque du grand combat contre la domination masculine pour, et je cite encore Mona Ozouf: “le monde de la perplexité d’ambivalence et d’ambiguïté que fait entrer la littérature”.

Du côté de la Littérature : l’ambigüité, la complexité. Du côté du grand combat féministe : le dogme, l’absolu, la simplification. Finalement, nous dit la pauvre Madame de Mortsauf sur son lit de mort avec subtilité, les femmes aspireraient quand même un peu à cette violence masculine, malgré ce que disent les féministes, les sociologues, et les statistiques.

Carnation, Lily, Lily, Rose par John Singer Sargent, 1886, Tate Britain

Personnellement, j’aime bien le Féminisme, et la Littérature aussi, et les clairs-obscurs, et la complexité, et les printemps qui chantent où les femmes ne subiront plus de violences à cause de leur genre. Et ce que j’aime par-dessus tout, un peu grâce à Finkielkraut et la Princesse de Clèves, c’est commenter les textes littéraires. Alors commentons.

UN ROMANCIER DE SON TEMPS

Le premier commentaire facile, c’est simplement de dire que le personnage d’Henriette de Mortsauf, aristocrate pieuse et enfermée dans son rôle d’épouse et de mère, est certes une femme, mais une femme écrite par un homme de son temps, Balzac. Un homme qui, comme beaucoup d’autres d’hier et d’aujourd’hui, penserait que les femmes qui disent “non” en fait veulent un peu dire “oui”. C’est un peu paresseux de ma part. Qui suis-je pour parler ainsi d’un Écrivain, de le reléguer à son identité d’homme blanc, mâle et hétérosexuel ? Et surtout, ce serait nier la virtuosité de Balzac, qui a détricoté la condition féminine de son époque de manière particulièrement moderne et clairvoyante : La femme de trente ans, Physiologie du mariage, La vieille fille... Non, décidément, Honoré se place au-dessus de la foule du commun des mortels, même pour la dogmatiste que je suis.

Balzac est tout de même un homme de son temps et un légitimiste contrarié quand il écrit ce roman. Il y décrit le carcan noble et catholique d’une femme reléguée au statut de Mère virginale, qui finit par mourir de folie et d’anorexie car elle ne peut ni exprimer, ni réaliser ses désirs amoureux et sexuels. Le Lys dans la vallée, c’est le roman de la Restauration, de la noblesse qui veut tenir son rang après l’Empire napoléonien. Madame de Mortsauf, mariée à un vieillard, doit se tenir pour éviter de rompre une structure sociale qui s’est déjà effondrée quelques années auparavant. Son rôle de mère innocente est crucial pour la légitimité du titre qui passera à ses enfants.

The White Flower, 1932 par Georgia O’Keeffe

Quand elle dit que toutes ses froideurs veulent en fait dire “oui”, ce n’est pas qu’elle fait sa mijaurée, c’est qu’elle tient son rang et qu’elle respecte l’ordre établi. Et la violence qu’elle espère, on peut la lire comme une manière d’éviter la culpabilité et la honte. Si Félix la prend par violence et non par consentement, elle est toujours innocente vis-à-vis de l’Eglise, de la Noblesse, de ses enfants et de son mari. Ce qu’elle dit ici, c’est pas tant un désir masochiste soi-disant typiquement féminin de se faire prendre de force par un homme viril et actif, c’est le désir de réaliser son désir sexuel et amoureux sans culpabilité, et donc sans contrôle.

Finkielkraut utilise une très courte citation, je vais en faire de même. Sur son lit de mort, Henriette dit :

— Oui, vivre ! dit-elle en me faisant lever et s’appuyant sur moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été mensonge dans ma vie, je les ai comptées depuis quelques jours, ces impostures. Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pas vécu ? moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un dans une lande ? (…) Félix ! les vendangeuses vont dîner, et moi, moi, dit-elle d’une voix d’enfant, qui suis la maîtresse, j’ai faim. Il en est ainsi de l’amour, elles sont heureuses, elles !

— Kyrie Eleison ! disait le pauvre abbé, qui, les mains jointes, l’oeil au ciel, récitait des litanies.

Dans ce passage, Henriette est traitée par son confesseur, par son médecin, par son mari et par son amant, bref par tous les hommes autour d’elle, comme une femme qui a perdu la raison. Mais quand on lit ce passage, Balzac nous questionne : sa folie ne serait-elle pas une réaction normale et rationnelle à une situation impossible à tenir, une situation de frustration extrême ? Balzac comparait la passion amoureuse à la faim, et il n’est donc pas troublant de voir une femme niée dans son désir qui meurt… de faim. Le héros dit à la suite de cette déclaration : “non (…) ce n’est plus elle.” Mais le lecteur avisé voit bien que c’est peut-être l’unique fois où elle sera véritablement “elle-même”.

Les hommes du temps de Balzac lui en ont d’ailleurs voulu pour cette fin tordue et sordide où une femme noble et pieuse assume son désir, sa jalousie et ses regrets. Dans le journal le Temps, on écrit “A quoi bon cette morte hideuse et cet impur délire des derniers instants ? Ce n’est pas ainsi que le lys devait tomber. Il fallait effeuiller jour à jour cette belle vie et l’incliner sur sa tige comme une fleur qui a senti de trop près le soleil.” Balzac n’est décidément pas un homme de son Temps, et c’est tant mieux.

Atala au tombeau, 1808, Girodet de Roussy

LA VOLUPTÉ DE LA RETENUE ET LA VIOLENCE DU SENTIMENTALISME

Ensuite, on pourrait se poser la question : qu’est ce qui se serait passé, si le héros avait fait preuve de “quelque violence” ? Le Lys dans la vallée est l’histoire d’un amour intense et platonique entre un très jeune homme et une figure maternelle. Toute la volupté de la relation se trouve dans sa non-réalisation. Félix trouve son plaisir dans la sublimation de son désir, et dans la création d’une figure de femme parfaite “aux vertus de la Vierge”. Il l’explique lui-même pourquoi “jeune et plein de fougueux vouloirs, [il] demeurai[t] dans les abusives croyances platoniques”. Déjà, il rappelle sa très grande jeunesse, puis la pitié qu’il a pour une femme au mari colérique et aux enfants continuellement malades. Mais il rappelle aussi la luxure derrière cet amour chaste : “cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments de suavité divine et de contentements qui suivent de tacites immolations”. Aurait-il fait son homme fougueux, le roman n’aurait pas permis cette reflexion sur le désir et le plaisir de son non-aboutissement. Respecter le consentement d’une femme pourrait donc être, paradoxalement, langoureux et suave…

Mais malgré ces plaisirs paradoxaux, Félix peut, après quelques années de chastes voluptés, partir à Paris, trouver une maîtresse anglaise qui le déniaise, et vivre librement comme un homme noble de son temps. Lui ne mourra pas de faim. Il relègue son premier amour à un idéal lointain et platonicien, tandis qu’il profite des grâces de Lady Dudley. Quand il revient voir Henriette, il est horrifié de voir qu’elle n’est pas à la hauteur de l’idéal qu’il avait construit dans son imaginaire. Mais il n’est pas innocent dans cette déchéance : en brisant ce contrat tacite de non-aboutissement à deux, il détruit Henriette qui se laisse dévorer par la jalousie. Le désir de virginité et de pureté qu’il impose à cette femme mais qu’il ne s’impose pas à lui-même, n’est-ce pas une forme de violence plus cruelle que celle d’un baiser volé ? Lui peut retrouver une vie masculine où il peut assouvir ses amours sans la condamnation de son rang, de sa famille et de sa religion, mais Henriette demeure non seulement cloitrée, mais incapable d’exprimer son ressentiment sans être taxée de folie. Son souhait de “quelque violence” peut être aussi interprété comme un souhait de mettre fin à une violence de la part de son amant encore plus forte : l’assignation à la sainteté.

Retable de Sainte Catherine et Saint Jean Baptiste, Juan Serado

Car il ne faut pas oublier quelque chose de crucial : le Lys dans la vallée est constitué de deux lettres, le très long récit de Félix de Vandenesse à propos de son amour de jeunesse à sa fiancée, et la très courte réponse de ladite fiancée, Natalie de Manerville. C’est elle qui apporte la complexité et la nuance à un point de vue unique et masculin. Cette deuxième lettre remet le récit du héros à la première personne dans son contexte, et incite le lecteur à remettre tout ce récit à distance. Tout d’un coup, tout ce mélodrame lyrique et sentimental sonne bien ridicule et cruel dans un cadre plus réaliste. Natalie de Manerville nous apporte des clés de lecture explicites de la part de Balzac. Alors, où donc se trouve la violence ?

Comment, cher comte ? Vous avez eu pour votre début une adorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à votre fortune, qui vous a donnée la pairie, qui vous aimait avec ivresse, qui ne vous demandait que d’être fidèle, et vous l’avez fait mourir de chagrin ; mais je ne sais rien de plus monstrueux.

Je ne vois pas pourquoi l’ambigüité de la Littérature devrait forcément être du côté de la réaction au féminisme. Finkielkraut impose à la Littérature ce que Félix de Vandenesse impose à Henriette de Mortsauf : une distance virginale et maternelle, une protection conservatrice. Idolâtrer la Littérature, sortir une citation de son contexte et lui assigner un sens bien entier de l’ordre de “les femmes recherchent quand même un peu de violence”, ce n’est pas faire honneur à son clair-obscur, c’est même lui faire violence, l’affamer. On peut trouver dans l’ambivalence et l’ambigüité de Balzac un sous-texte complexe et même féministe, de la part d’un auteur qui constate bien avec clairvoyance que le mariage impose un carcan trop contraignant aux femmes, sans aller jusqu’à la critique radicale, explicite et politique. Et ça on le trouve seulement si on prend la Littérature pour ce qu’elle est, ni plus, ni moins.

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Léa Bory

Marketing freelancer from Paris. I write about whatever I want: social media, literature, love and personal finance